[Décryptage] Les agriculteurs et l’argent : un tabou qui coûte cher
- Louise
- 15 mai
- 5 min de lecture

Dans les fermes françaises, on sait produire, on sait prendre soin des animaux , on sait innover...
Mais parler d’argent ? Beaucoup moins.
L’argent reste un sujet délicat, voire tabou. Comme si l’agriculteur, dans l'inconscient collectif, et souvent dans son propre inconscient d'ailleurs, n’était pas "fait pour en gagner". Ou en tout cas, pas trop.
Bien que, nous le verrons, cela soit en train de changer, il y a encore pour beaucoup une forme de gêne, une pudeur et presque l’idée de ne pas "faire ça pour l’argent". Pourtant, cette posture a un coût, humain comme économique.
Ne pas compter son temps, c’est déjà perdre de l'argent
Dans de nombreuses exploitations, les coûts de production sont peu, voire mal maîtrisés. Parce que c’est complexe, évidemment : les charges sont multiples, variables, et parfois difficiles à ventiler avec précision. C'est particulièrement vrai pour les filières d'élevage : aliments, soins, électricité, amortissements, temps de travail... peu prennent le temps de quantifier et ramener ces coûts à l'unité produite.
Après discussion avec plusieurs acteurs concernés, la filière bovin viande semble en être un bon exemple. De nombreux éleveurs suivent les traces du modèle familial et mesurent peu leurs coûts de production. Résultat : au moment où le négociant ou le technicien de coopérative passent pour acheter les animaux, ils ont peu d'éléments tangibles pour négocier le peu qu'ils pourraient (puisque l’ensemble des acteurs du marché subissent souvent les cours des marchés).
Ils n'ont par ailleurs pas de vision directe sur la marge (ou la perte) qu'ils viennent de réaliser suite à la vente. Ce n'est qu'en fin d'année, lorsque l'expert comptable leur enverra le bilan annuel, qu'ils constateront le résultat de l'exploitation.
Impossible dans ces conditions de se poser les bonnes questions pour ajuster les choix stratégiques de l'exploitation en cours d'année si les marges ne sont pas au rendez-vous.
Plus commun, l’un des postes les moins comptabilisés sur une exploitation est... le temps de travail de l’agriculteur lui-même. Combien d’heures pour quelle activité ? Quelle tâche rapporte le plus, ou le moins en fonction du temps passé ? Comme si leur temps n'avait pas de valeur, qu'il ne comptait pas. Bien entendu, il est commun pour les chefs d'entreprise de ne pas compter leurs heures. Cependant, contrairement aux agriculteurs, les entrepreneurs d'autres secteurs mesurent tout de même le temps de travail qu'ils estiment allouer à une mission avant de se lancer dedans. Chez les chefs d'exploitation, c’est un angle de gestion que peu ont encore adopté.
Être rémunéré pour une autre activité que son cœur de métier ? Difficilement concevable !

Autre cas typique : celui de l’agriculteur qui s’engage dans des instances ou auprès de partenaires (coopératives, organisations professionnelles, collectivités, marques agroalimentaires...), sans jamais se poser la question d’une éventuelle indemnisation. C’est une forme de don, de loyauté au collectif, qui est bien ancré chez les agriculteurs. Et ne nous trompons pas, c'est une bonne chose !
Le collectif fait la force du monde agricole et il y a besoin d'agriculteurs qui s'y investissent. Cependant, il convient que ce dernier y trouve un intérêt. S'engager dans les instances qui gravitent autour des exploitations (coopératives, syndicats, organisations professionnelles...) peuvent effectivement apporter beaucoup à un agriculteur et à son exploitation. Cela peut lui permettre de mieux connaître les parties prenantes qui gravitent autour de sa ferme, d'avoir une vision à moyen et long terme de l'évolution de l'écosystème, de participer à certaines prises de décision, etc.
Mais si les sollicitations que reçoit l'agriculteur ne lui permettent pas de tirer partie d'une manière ou d'une autre de son engagement, il est alors légitime — et même sain — de parler à minima d'indemnité compensatrice pour le temps passé sur la mission. Pourtant, ils sont encore aujourd'hui peu nombreux à oser le demander !
Cela va même plus loin. Lorsqu'on leur propose une indemnité pour le temps passé, certains agriculteurs sont parfois gênés (j'ai pu le constater personnellement à plusieurs reprises) : "Mais pourquoi tu veux me payer juste pour avoir reçu des gens sur ma ferme ?", "Pourquoi tu veux que je te facture alors que j'ai juste parlé dans un micro ?".
Et une fois qu'il est convenu que l'indemnité sera versée, il faut parfois les relancer à plusieurs reprises l'agriculteur pour qu'ils envoient la facture !
Pourtant quoi de plus normal dans le cadre d'un projet (de communication, de test de pratiques agricoles, de visite sur ferme...) que l'agriculteur qui en est au centre soit indemnisé ?
Valoriser leur temps, c’est valoriser leur métier
Ce biais culturel n’est pas propre aux agriculteurs. Il est souvent entretenu par les structures qui les sollicitent. Combien d’acteurs institutionnels ou privés leur demandent du temps — pour témoigner, accueillir, partager, représenter — sans jamais envisager une indemnisation ? Parce que "c’est leur métier", parce que "ils sont contents de le faire", parce que "on n’y a pas pensé".

Et pourtant, au vu des difficultés à pérenniser les exploitations, il faut que les agriculteurs qui s'investissent aient une contrepartie d'une manière ou d'une autre. Ces témoignages, ces engagements, ces réceptions à la ferme prennent du temps. Temps qui n’est pas passé sur l’exploitation.
Alors, vous qui passez par là et qui menez des projets sollicitant des agriculteurs, pensez-y ! Si vous le pouvez, versez leur une indemnité pour le temps passé. C'est d'autant plus vrai qu'on parle souvent de sommes dérisoires à l'échelle de l'enveloppe globale du projet, mais sommes qui peuvent faire la différence à la fin de la semaine pour certains agriculteur.
Une nouvelle génération plus lucide, plus exigeante
Mais les lignes bougent. Une nouvelle génération arrive, mieux formée, plus entrepreneuriale.
Ces jeunes installés n’ont ni l’envie ni le luxe de reproduire le modèle de leurs aînés, souvent trop silencieux sur l’aspect économique.
Ils savent que leur temps a de la valeur et que, s'ils souhaitent pérenniser leur exploitation, ils sont dans l'obligation d'investir leur énergie là où ça rapporte — en euros bien sûr, mais aussi parfois comme nous l'avons vu en réseau ou en apprentissage par exemple.
Ils ont également moins de marge de manœuvre financière que leurs prédécesseurs. Cela les pousse à mieux calculer et suivre leurs coûts de production, leur chiffre d'affaires et leur marge. Ils sont également amenés à développer de nouveaux projets souvent dans le but d'apporter plus de rentabilité économique à leur exploitation. On voit par exemple beaucoup d'éleveurs bovins associés leur élevage extensif à des élevages plus intensifs de volaille. Ce type de production permet des entrées d'argent rapides et régulières bien sûr, mais elles permettent également de mieux maîtriser ses coûts. Il est plus facile de mesurer son temps passé et les coûts de production associés que sur l'élevage bovin où aucune journée ne se ressemble vraiment (un clôture cassée, une vache échappée ou un vêlage qui prend du temps sont monnaie courante et viennent perturber le quotidien de l'éleveur).
Pour conclure, il ne s'agit pas d'opposer argent et passion, mais de rappeler que vivre dignement de son métier, ça commence par le considérer et le valoriser. Ce tabou doit d'abord être levé chez les agriculteurs eux-mêmes pour qu'ils espèrent que le reste de la société accepte de mieux les payer et changer l'inconscient collectif selon lequel il est normal que l'agriculteur ne gagne pas d'argent.
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